Khalid Tinasti, Secrétaire exécutif dans Les Échos: “Vers une coalition mondiale de commerce du cannabis?”

Les pays qui légalisent et régulent le cannabis lancent une réflexion générale sur leur capacité à pouvoir produire et commercialiser du cannabis entre eux, sans porter atteinte au paradigme de prohibition en place dans le reste du monde. Une gageure.

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Le débat national autour du cannabis  s’est intensifié ces derniers mois. Il devrait revenir sur le devant de la scène dans les mois à venir avec le lancement du débat sur son usage médical, l’introduction de l’amende forfaitaire délictuelle à travers la loi de programmation pour la justice, ou le règlement des problèmes liés à la commercialisation des cannabidiols (CBD) sans substance psychoactive.

Ce débat agite également d’autres pays dans le monde, de façons opposées. Alors que des pays en Asie du Sud (Bangladesh, Sri Lanka et Philippines) lancent des campagnes meurtrières contre ses usagers, d’autres dans les Amériques (Canada, Uruguay et neuf Etats américains) en légalisent l’usage.

Le cannabis, substance illégale la plus consommée dans le monde avec 192 millions de consommateurs sur 275 millions au total pour toutes les drogues illégales confondues, est prohibé par les trois conventions mondiales sur les drogues. Alors que d’autres drogues illégales bénéficient d’un usage médical reconnu et légal par ces conventions, le cannabis est classé comme n’ayant aucune valeur médicinale depuis 1961.

Cependant, plus de 40 juridictions ont introduit son usage médical – plantes et galéniques – dans leurs systèmes de santé, y compris l’Allemagne et l’Espagne. Plus important, les trois conventions interdisent, de manière claire et formelle, la production, la vente et la consommation dite « récréative » ou « adulte » du cannabis, et avaient comme objectif sa disparition complète de la planète à échéance de 1989. Si l’on prend en compte la prévalence de production et d’usage en constante augmentation, non seulement cet objectif n’a pas été atteint, mais le monde s’en éloigne chaque année.

Des options légales internationales limitées

Basé, entre autres, sur ce constat, ainsi que sur l’impossibilité de gérer une substance aussi diffuse dans toutes les classes sociales et dans tous les groupes d’âges tant qu’elle est prohibée, les pays qui légalisent et régulent le cannabis sur leur territoire national opposent la nature démocratique de cette politique publique aux obligations internationales inscrites dans des conventions datant des années soixante.

Ces pays lancent une réflexion générale sur leur capacité à pouvoir produire et commercialiser du cannabis entre eux, sans porter atteinte au paradigme de prohibition en place dans le reste du monde.

Les options légales basées sur le consensus au sein de l’ONU sont limitées : des amendements auxdites conventions ne peuvent trouver de majorité pour des raisons politiques (la France étant du côté des pays qui s’opposent à la réforme avec la Russie, la Chine et le Pakistan) ; se retirer des conventions et y être réintégré avec une réserve (comme cela fut le cas avec la Bolivie et l’usage culturel de la feuille de coca en 2013) ne peut avoir lieu pour le cannabis consommé pour usage « récréatif » ; appliquer le principe de non-conformité respectueuse (reconnaître de violer la loi internationale mais demeurer dans les conventions) n’est pas viable à long terme, la légalisation du cannabis étant définitive.

Début du débat politique, fin l’analyse juridique

L’autre option au goût du jour, et qui ne concerne que les pays qui légalisent, est celle des accords inter se [entre eux, NDLR]. La  Convention de Vienne de 1969 sur le droit des traités, qui définit le fonctionnement du droit des traités internationaux, permet ainsi, sous certains critères, à un groupe de pays ayant ratifié une convention de la modifier par ces accords inter se. En effet, ces modifications engagent ces pays dans leurs relations mutuelles seulement, et tant que cet accord n’entre pas en conflit avec les objectifs des conventions sur les drogues, ni ne porte atteinte au paradigme prohibitionniste dans le reste du monde.

C’est ici que commence le débat politique et se termine l’analyse juridique, avec des arguments incomplets des deux côtés. En premier lieu, les pays qui légalisent basent leur analyse sur l’objectif commun des conventions sur les drogues, celui de préserver la santé mentale et physique de l’humanité. Cet objectif, certes inscrit dans le préambule des conventions, n’est toutefois pas contraignant. Les articles des conventions, qui eux interdisent toute production et consommation, sont contraignants pour les pays.

En second lieu, les pays promoteurs de la prohibition l’élèvent au statut de principe absolu contre toutes les substances psychoactives afin de préserver l’humanité de l’addiction. Cet argument est également difficile à accepter car ne s’appliquant pas aux drogues légales, en premier lieu l’alcool.

Statu quo ?

La dernière option qui se présente aux pays est celle du statu quo, ou celle d’un système de contrôle des drogues à deux vitesses, accommodant la prohibition et la légalisation. Cette option, qui maintient la situation actuelle, porte en elle trois défis : elle affaiblit un peu plus la lutte transnationale contre le crime organisé et le trafic international des drogues ; elle condamne certains usagers à plusieurs années de prison pour la même consommation dont d’autres peuvent profiter légalement et librement selon le pays de résidence ; et, surtout, elle représente un facteur de division de plus dans le monde, avec une vision caricaturale entre les dictatures et les pays conservateurs adeptes de la prohibition, et les tenants du « nouveau monde » éclairé luttant pour la légalisation.

Le débat sera difficile entre les pays au niveau multilatéral, mais la légalisation du cannabis est une réalité qui s’installe partout dans le monde. La ministre des affaires étrangères du Canada ne s’est pas trompée en répétant devant le Sénat de son pays en mai dernier que, malgré l’existence de l’optioninter se, son pays légalise le cannabis pour répondre à un besoin national de meilleur contrôle de cette substance. Il faudra également compter avec la Nouvelle-Zélande qui lance un référendum sur la question en 2020, et les Etats-Unis qui légifèrent sur la fin de l’interdiction du cannabis au niveau fédéral, sans toutefois trouver encore une réponse viable au niveau multilatéral.