Par Helen Clark, Ruth Dreifuss, et Michel Kazatchkine
Lire la tribune sur le site Le Monde
Helen Clark, Ruth Dreifuss et Michel Kazatchkine, trois anciennes figures de la politique et de la diplomatie internationales, toutes membres de la Commission globale de politique en matière de drogues, interpellent, dans une tribune au « Monde », les dirigeants français pour leur demander de réformer leur approche de gestion des stupéfiants.
Les deux campagnes électorales du printemps 2022 ont été dominées par les crises géopolitiques, sanitaires et sociales auxquelles le pays demeure confronté. Le débat sur la réforme des politiques en matière de drogues, envisagé par Emmanuel Macron en 2017 en particulier sur la dépénalisation de l’usage du cannabis, est resté, quant à lui, absent des discussions.
Au cours des cinq dernières années, les questions touchant à la consommation de substances psychoactives illégales, à la création de salles de consommation à moindre risque, la gestion du crack ainsi que le trafic de cannabis dans les cités, n’ont été abordées que sous l’angle sécuritaire et pénal.
A l’aube du nouveau quinquennat, il est urgent que s’ouvre un débat national sur les politiques en matière de drogues, fondé sur les données scientifiques accumulées dans les dernières décennies et sur l’expérience acquise dans de nombreux pays, en évitant l’écueil de la simplification, des préjugés et des idéologies partisanes.
Malades et délinquants
Les politiques considérant les personnes qui consomment des substances psychoactives à la fois comme malades et comme délinquantes, comme le fait la loi de 1970, ont échoué.
En France, la consommation de drogues n’a cessé de croître, selon l’Observatoire français des drogues et des toxicomanies. D’après le huitième rapport de cette institution, au mains 537 décès par surdose ont été enregistrés, toutes substances illicites confondues, en 2017; 161 000 interpellations pour usage de stupéfiants ont été realisées; 67 500 condamnations prononcées pour un délit lié à la drogue, une majorité pour des délits d’usage et de possession d’une substance illégale, sans que ce comportement ait nui à autrui.
Les interpellations et incarcérations continuent à augmenter et accroissent la stigmatisation de personnes déjà discriminées du fait de la couleur de leur peau, de leur origine ou de leur marginalisation sociale, discrimination qu’a constatée le Défenseur des droits [en 2017]. Ces communautés ont, depuis longtemps, perdu la confiance dans les forces de l’ordre et la justice, confiance si nécessaire dans un Etat de droit.
La police et les institutions judiciaires sont surchargées, tandis que les quelques initiatives de réduction des risques, au vu de leurs succès, appellent à mieux et à plus. Depuis 2006, sur l’ensemble du territoire, seuls quelques centres d’accueil et d’accompagnement à la réduction des risques et des associations accueillent et accompagnent les personnes dont la consommation de drogues est problématique et nuit à leur santé et a leur intégration sociale.
Les politiques de gestion des stupéfiants menées en France s’écartent sur de nombreux points des recommandations élaborées par la Commission globale de politique en matière de drogues [une instance internationale créée en 2011 par des acteurs du monde politique, culturel et économique], fondées sur les avancées des connaissances scientifiques et l’expérience de différents pays.
Le Portugal a ainsi mis en place une des politiques publiques parmi les plus efficientes. Depuis deux décennies, les gouvernements successifs maintiennent la dépénalisation de la consommation et de la détention des petites quantités de drogues pour usage personnel. Dans tout le pays, des commissions, composées d’un juriste, d’un psychologue ou médecin et d’un assistant social, établissent avec la personne concernée un diagnostic de santé et une analyse de sa situation familiale, sociale et professionnelle.
D’autres pays comme la Suisse, l’Allemagne, et les Pays-Bas, offrent une large palette de mesures de réduction des risques et de traitements novateurs de la dépendance et de l’addiction: salles de consommation supervisée, analyse des substances achetées sur le marché de rue, thérapies de substitution comprenant la prescription d’heroïne, traitements psycho-social, etc.
Politique des « quatre piliers »
Seule une politique cohérente, dite des « quatre piliers », est susceptible de diminuer les effets négatifs de la présence de la drogue dans nos sociétés. Ces quatre piliers impliquent la prévention, les thérapies, la réduction des risques et la répression ciblée sur les responsables des organisations criminelles.
L’écoute des professionnels de santé, des travailleurs sociaux, des forces de l’ordre frustrées qui constatent jour aprés jour l’absence de résultat de leurs missions ont été à l’origine du développement de politiques respectueuses des droits fondamentaux, au Portugal comme dans d’autres pays. Ces intervenants, qui travaillent au plus près de la réalité des problèmes liés aux drogues, en appellent à une vision plus large et plus intégrée des problèmes que ce qui a cours actuellement en France.
Dans ce sens, nous pensons qu’il sera important de donner un nouvel élan à la mission interministérielle de lutte contre les drogues et les conduites addictives, afin qu’elle assure la coopération de toutes les autorités concernées, à tousles niveaux de l’Etat, et qu’elle facilite un débat public éclairé.
Mesdames et Messieurs, membres du gouvernement et élus de l’Assemblée nationale et du Sénat, autorités régionales et municipales, il est urgent d’analyser le bilan des politiques en matière de drogues en France et de les réformer, en replaçant la santé publique, l’intégration sociale et les droits humains au coeur de vos réflexions.
*Helen Clark est une ancienne première ministre de Nouvelle-Zélande, présidente de la Commission globale de politique en matière de drogues (GCDP); Ruth Dreifuss est une ancienne présidente de la Confédération suisse, membre de la GCDP; Michel Kazatchkine est un ancien directeur exécutif du Fonds mondial de lutte contre le sida, la tuberculose et le paludisme, membre de la GCDP.