Cannabis : « La nouvelle légalisation fédérale aux Etats-Unis changera la politique multilatérale antidrogues »

Par Khalid Tinasti

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Le projet de loi américain autorisant tous les usages du cannabis, y compris récréatif, va ébranler une législation internationale prohibitionniste et embarrasser les Européens, dont la France, analyse dans une tribune au « Monde » le chercheur Khalid Tinasti

La Chambre des représentants américaine a adopté en décembre 2020 sa loi sur l’opportunité d’un marché légal du cannabis, sur le réinvestissement des profits de ce futur marché, et sur l’effacement des casiers judiciaires liés au cannabis (Marijuana Opportunity, Reinvestment and Expungement Act, MORE Act). Celle-ci doit maintenant être adoptée par le Sénat.

Ce projet de loi qui dépénalise le cannabis, et donc légalise tous ses usages y compris récréatif, comporte toute une série de régulations concernant les différents aspects économiques, juridiques ou sociaux.

Elle permet d’inclure dans le commerce légal les anciennes petites mains du marché illégal en effaçant des casiers judiciaires ces actes qui deviennent légaux ; elle met en place un bureau de la justice du cannabis au sein du département de la justice ; et donne au département du Trésor les compétences de délivrer les licences et travailler avec les autorités des Etats. Elle sort également le cannabis de la liste des stupéfiants de la Drug Enforcement Administration (DEA).

Echec et injustice de la prohibition du cannabis

Mais plus important que le texte lui-même est son parcours législatif, ainsi que sa portée politique pour les démocrates. Une première mouture du texte a été présentée en février 2019 par Cory Booker du New Jersey (Sénat) et Barbara Lee de Californie (représentants), deux champions incontestés de la justice sociale au sein du Congrès américain, sous le titre « Marijuana Justice Act » (Loi pour la justice dans le cannabis).

Le projet de loi a ensuite été amendé dans une version plus importante et plus politique, accompagnant l’explosion des manifestations contre les discriminations racialistes en 2020, et l’utilisation disproportionnelle des lois antidrogues contre les Afro-Américains (ils sont cinq à sept fois plus susceptibles d’être incarcérés que les Euro-Américains pour des délits liés aux drogues d’ampleur similaire).

C’est ainsi que le MORE Act, plus ambitieux que le projet précédent, a été présenté au Sénat par la vice-présidente actuelle Kamala Harris, et repris après son élection de novembre 2020 par le leader de la majorité Chuck Schumer. Le choix de ces personnalités pour porter ce projet confirme le retournement spectaculaire de la position des décideurs politiques américains sur le cannabis : ils estiment que la prohibition du cannabis et les actions policières anti-cannabis dans les quartiers défavorisés sont des injustices historiques qu’ils souhaitent réparer par le MORE Act.

Pression pour modifier les conventions internationales

Aussi incroyable que cela puisse paraître en France, qui voit chaque gouvernement confirmer une politique répressive nocive et inefficace, le débat sur le cannabis aux Etats-Unis concerne les réparations aux communautés les plus affectées par la guerre aux drogues, et une remise en cause de cinquante ans à courir derrière un « monde sans drogues ».

La confrontation de ces deux visions du monde ne tardera pas, toutefois, et aura lieu dans les assemblées multilatérales si la loi MORE est adoptée. En effet, le cadre légal international datant des années 1960 interdit formellement toute légalisation du cannabis en dehors d’usages médicaux ou industriels.

Les Etats-Unis, dès lors, enfreindront la loi internationale. Ils peuvent, tout comme le Canada qui a légalisé le cannabis en 2017, prendre une position discrète et attentiste. Ce ne sera certainement pas le cas : le marché international étant trop attractif, le besoin de changer les conventions internationales afin de permettre le commerce international sera appuyé par les lobbies économiques.

Pour la France choisir le statu quo ou la réforme

Au sein de l’ONU, ce débat se cristallisera entre les cinq pays ayant des sièges permanents au Conseil de sécurité. La Chine et la Russie, dont les positions sont claires et inamovibles, empêcheront toute remise en cause du régime prohibitionniste de contrôle des drogues. A noter : statistiquement, le cannabis est la substance la plus consommée dans le monde, et à quelques exceptions, la substance la plus consommée dans chaque pays individuellement. Il peut dès lors être considéré, d’un point de vue purement prohibitionniste et réducteur, comme la substance la plus nuisible car la plus répandue.

Les Européens, la France en tête, auront alors à choisir entre soutenir le statut quo et appuyer la réforme. Cette situation est inconfortable car la France est prudemment restée en dehors de ce débat au niveau multilatéral, se réfugiant derrière les positions de l’UE. Toutefois, ces positions sont elles-mêmes confuses et faibles, car elles doivent concilier les positions de pays qui avancent vers la légalisation comme Malte ou les Pays-Bas, et ceux qui redoutent tout changement de paradigme du contrôle répressif comme la Suède ou la France.

Jusqu’à aujourd’hui, les politiques de contrôle des drogues n’ont pas bénéficié dans le multilatéral, contrairement au VIH ou au changement climatique, de l’attention d’un des cinq membres permanents du Conseil de sécurité. Cette situation risque de changer rapidement dans les mois qui viennent. Elle comporterait alors le risque d’exposer l’impréparation des Européens à défendre leurs intérêts sur le long terme, s’agissant ici d’un débat structurant pour plusieurs industries dans le moyen et long terme.

Khalid Tinasti(Chercheur au Global Studies Institute à l’université de Genève, directeur de la Global Commission on Drug Policy)