Comment le cannabis médical a rompu le «consensus africain de Vienne»

Par Khalid Tinasti

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Mi-avril, la communauté internationale s’est retrouvée à Vienne pour la session annuelle de la Commission des stupéfiants des Nations unies (CND). Pour les pays africains, ces retrouvailles étaient marquées par la division lors du vote du retrait du cannabis de la liste des stupéfiants sans potentiel thérapeutique au sein de cette même CND il y a quatre mois. Entre l’adoption de la Convention unique sur les stupéfiants en 1961 et ce vote sur le cannabis en décembre 2020, rarement le groupe africain a connu tel dissensus.

Le système international de contrôle des drogues est politiquement incommode, et non moins techniquement complexe. Les entités de contrôle des drogues – de l’assemblée législative des pays (la CND), à l’agence technique (actuellement ONUDC) ou à l’organe quasi judiciaire de contrôle de la conformité des pays avec la prohibition (l’OICS) – représentent de vieilles administrations internationales, héritées de la Société des Nations. Surtout, elles ont fonctionné depuis les années 1970 selon le «consensus de Vienne»: tous les pays sont d’accord pour éliminer le «fléau» des drogues, dès lors les décisions sont prises sans vote. Ce consensus s’est doucement étiolé depuis une décennie, principalement à cause de ses mauvais résultats: la production, la consommation et le trafic augmentent malgré la répression.

C’est dans ce cadre que les onze pays africains votants avaient une position d’équilibre à trouver avant le vote de décembre: d’un côté permettre une utilisation bénéfique médicale et prendre une position «moderne» face aux défis d’aujourd’hui, et de l’autre ne surtout pas donner l’impression de banalisation de la substance et continuer dans une posture de «guerriers contre la drogue».

La communauté internationale, toutefois, ne faisait qu’écarter certaines barrières qui empêchaient les pays d’utiliser le cannabis dans leurs systèmes médicaux. Elle a bien confirmé que le cannabis doit être contrôlé au plus haut niveau de la même manière que les analgésiques morphiniques, par exemple, et que les composés non psychoactifs sans nocivité avérée comme le CBD doivent rester quand même sous le contrôle mondial des stupéfiants.

Plus simplement, les pays vont pouvoir dorénavant décider de la prescription médicale du cannabis sur leur territoire national. Toutefois, sa production, transformation, export ou import devront être déclarés aux organes internationaux de contrôle, et être vérifiés contre tout détournement vers le marché illégal récréatif. Même si ce changement est mineur (presque vingt pays ont des programmes médicaux du cannabis, incluant en Afrique), la situation était intenable entre les pro-prohibition qui refusent de reconnaître un bénéfice quelconque (Egypte ou Nigéria), les pro-filières légales et l’avancement de la science (Maroc ou Afrique du Sud), et ceux qui n’expriment pas de positions (Côte d’Ivoire ou Burkina Faso).

Le défi politique et culturel qui aurait permis un renouvellement de la perception du cannabis (d’un produit addictif à un médicament qui soulage) n’a pu être relevé. Deux puissances continentales ont toutefois décidé de sauter le pas et de voter pour, faisant ainsi gagner le oui: l’Afrique du Sud et notre pays, le Maroc.

Les pays africains subissent, depuis plus d’une décennie, une situation inédite: ils sont au centre des nouvelles routes de trafic. Les côtes de la Cedeao qui nous concernent directement, appelées routes de la cocaïne, représentent moins de risques pour les criminels que les Caraïbes.

La côte Est du continent, route de l’héroïne, prend peu à peu le relais de la route d’Asie centrale. Il n’est pas question ici de caricaturer notre continent comme un point de passage facile, mais la géographie, les faiblesses institutionnelles et les liens interethniques entre nos pays et les pays producteurs et consommateurs, entre autres dimensions clés, permettent l’installation de marchés illicites.

Pour y répondre, les pays du continent visent à côté et focalisent leurs ripostes sur le cannabis qui ne présente pas les mêmes risques sanitaires, économiques ou sécuritaires que des substances plus nocives, mais dont les consommateurs sont bien plus nombreux.

Le Maroc et l’Afrique du Sud, en changeant de stratégie, ont raflé la mise: ils peuvent avoir des systèmes de cannabis médical de qualité sur leur territoire et en conformité avec le droit international, peuvent continuer à clamer leur attachement au système de prohibition des autres usages et des autres substances, tout en prenant un leadership continental sur l’industrie cannabique du futur. Ils ont aussi une nouvelle grande responsabilité, celle d’emmener dans leur sillage pragmatique un maximum de pays africains et de promouvoir la science et les faits avérés dans le système multilatéral de contrôle des drogues, et dont les États-Unis (créateurs dudit système) se détournent pour légaliser tous les usages au niveau fédéral.

Le consensus mondial sur la prohibition totale et l’élimination de tous les usages du cannabis ne tient plus car cinquante ans d’expériences empiriques ont montré que cet objectif est irréaliste, et tout futur consensus du groupe africain ne devrait plus se faire qu’en avançant vers la science, grâce au leadership de l’Afrique du Sud et du Maroc.

La prohibition mondiale du cannabis est partie d’Afrique

L’histoire de la prohibition mondiale du cannabis est partie de terres africaines et non des Amériques ou d’Europe. Dès 1884, le gouvernement égyptien interdit la production et la consommation de cette substance, et fait de sa criminalisation dans le système mondial en 1925 une priorité politique. L’Egypte crée aussi la première administration de contrôle de drogues dans le monde en 1929, avant la DEA américaine. Elle a également tenté de mettre en place, dans les années 50, un Bureau anti-narcotiques des Nations unies pour le Moyen-Orient, tentative rejetée par la communauté internationale. Mais le cannabis est arrivé en Afrique au plus tard au XIe siècle et s’est développé dans presque toutes les régions. La production de la plante s’est installée dans presque tous les pays, avec les statistiques mettant le Maroc au numéro un mondial. Aujourd’hui, de plus en plus de pays adoptent des modèles de légalisation médicale (Rwanda ou l’Eswatini), et d’autres des modèles de dépénalisation (Ghana).