Tant qu’existera un marché noir, tant que les consommateurs et les petits acteurs non violents du marché seront criminalisés, la répression continuera de faire des ravages, estiment Ruth Dreifuss, Ricardo Lagos et Olusegun Obasanjo, respectivement anciens présidents de la Confédération suisse, du Chili et du Nigéria.
2016 est, au niveau mondial, une année charnière pour l’avenir des politiques en matière de drogues. Le bilan d’un demi-siècle de prohibition a conduit des pays aux profils très différents, tels que la Jamaïque, le Canada et le Mexique, à adopter des réformes inimaginables encore il y a peu. Les Etats américains du Colorado, de l’Oregon, de Washington, ainsi que le District de Columbia (Washington, D.C.), ont régulé le marché du cannabis et des votations populaires auront lieu sur le même sujet en novembre dans d’autres Etats, notamment la Californie.
L’opinion publique évolue progressivement vers un soutien à de nouvelles approches. En avril, la session extraordinaire de l’Assemblée générale des Nations Unies sur les drogues (SEAGNU) a clairement démontré que le consensus basé sur la prohibition des drogues et sur les approches punitives n’existe plus. Or plutôt que de proposer des solutions politiques innovantes, la déclaration finale de la SEAGNU sur les drogues maintient le cap de la prohibition.
Des faits scientifiquement avérés
Des politiques publiques en matière de drogues efficaces doivent reposer sur des faits scientifiquement avérés et sur le partage des expériences nationales en la matière. Les préparatifs de la SEAGNU sur les drogues ont largement mobilisé gouvernements, scientifiques, organisations non gouvernementales et agences internationales en charge du développement, de la santé et des droits humains, soulignant leur engagement à proposer des solutions innovantes et praticables.
Il y a aujourd’hui un besoin urgent de soutenir cet engagement et de transformer cet intérêt sans précédent en réformes réelles, à travers des actions concrètes qui réunissent tous les groupes concernés.
Le trafic, conséquence directe de la prohibition
Le trafic de drogues et le marché noir sont, dans une large mesure, des conséquences directes du système international de contrôle des drogues et des lois nationales qu’il a inspirées. La prohibition et l’objectif de sociétés sans drogues ont causé ce que l’organe des Nations Unies en charge de ce système international de contrôle des stupéfiants qualifie de «conséquences involontaires».
Celles-ci incluent d’énormes profits pour un marché illégal, évalués à US$ 320 milliards par an, qui alimentent la violence, la corruption et l’instabilité. L’approche prohibitionniste, centrée sur une stricte application de lois sévères, a causé un préjudice irréparable à de nombreuses communautés à travers le monde. Il est impératif maintenant d’agir en faveur de réformes.
Un obstacle à la prévention et à la réduction des risques
Selon une étude de l’Office des Nations Unies contre la drogue et le crime, 83% des infractions mondiales liées aux drogues concernent la simple possession de drogue, alors que cette criminalisation fait obstacle à la prévention, à la réduction des risques, à l’accès aux soins et qu’elle alimente les épidémies du VIH/sida, de l’hépatite C et d’autres maladies transmissibles.
Trente-trois pays appliquent encore la peine de mort pour des infractions liées à la drogue. Treize de ces pays ont même établi la peine de mort comme sanction obligatoire. Cette situation est intolérable: les peines minimales obligatoires privent les juges de leur appréciation des faits et sapent le principe de la proportionnalité, deux éléments constitutifs d’une justice démocratique et indépendante.
Des voies alternatives
Certains pays ont choisi des voies alternatives, mettant en œuvre des politiques publiques centrées sur l’individu, qui respectent les droits humains des personnes qui consomment des drogues, qui cherchent à améliorer la sécurité de tous les citoyens et à réduire les conséquences néfastes de la consommation de drogues et des politiques répressives.
De nombreux pays européens ont mis en place des programmes complets de réduction des risques qui comprennent des programmes de mise à disposition de matériel stérile pour les personnes qui injectent des drogues, de même que des traitements de substitution.
Le Portugal et la République tchèque ont remplacé les punitions par des mesures sociales. La Jamaïque a récemment adopté une loi dépénalisant toutes les utilisations du cannabis, alors que l’Uruguay a ouvert la voie à une réforme majeure des politiques publiques en adoptant, en 2013, une législation régulant légalement la production, la distribution et la consommation de cannabis à usages médical et personnel.
La répression ne décourage pas la consommation
Le suivi et l’évaluation du modèle uruguayen prendront quelques années. Mais la démonstration a déjà été faite que les pays qui punissent la consommation ne sont pas davantage susceptibles de décourager l’usage de drogues que les pays renonçant à la sanctionner.
Au contraire. Par exemple, un rapport de 2010 de la Rand Corporation sur les Pays-Bas, qui a opté pour une voie médiane dans la régulation du cannabis ces quarante dernières années, a montré que la prévalence de la consommation de cannabis chez les citoyens néerlandais est plus basse que dans les pays voisins tels que la France, l’Espagne ou l’Allemagne. Qui plus est, le modèle des «coffee shops» n’a pas provoqué de hausse de la consommation d’autres drogues comme les amphétamines ou la cocaïne, contredisant la théorie du cannabis comme «passerelle» vers l’addiction aux drogues dures.
Prendre acte des échecs de plusieurs décennies de guerre contre la drogue
Des politiques fondées sur des bases scientifiques, y compris la régulation des marchés des drogues, constituent la voie à suivre. Tant qu’existera un marché noir représentant des milliards de dollars, tant que les consommateurs et les petits acteurs non violents du marché seront criminalisés et incarcérés, et tant que le crime organisé aura accès à cette masse de clients captifs, source de revenus exorbitants, la répression continuera de faire des ravages.
Certains répondront que la réglementation est une «solution miracle» irréaliste et simpliste; nous soutenons, au contraire, que la stratégie la plus simpliste consiste à ne pas prendre acte des échecs de plusieurs décennies de guerre contre la drogue.
C’est aujourd’hui qu’il faut reconnaître que nous ne relèverons jamais le défi posé par l’abus des drogues et le trafic illicite tant que nous n’élaborons pas une politique adéquate en matière de drogues, respectant les droits humains et concentrant les efforts sur la lutte contre le crime organisé.
Ruth Dreifuss, ancienne présidente de la Confédération suisse,
Ricardo Lagos, ancien président du Chili,
Olusegun Obasanjo, ancien président du Nigéria,
Tous trois membres de la Commission globale de politique en matière de drogues.
Lire l’article original dans Le Temps : “La répression de la consommation de drogues renforce les organisations criminelles”