Les marchés, réalistes ou optimistes sur l’industrie du cannabis?

Par Khalid Tinasti

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Depuis quelques mois, les produits de placements dans l’industrie pharmaceutique du cannabis nord-américaine, observés depuis la vague de légalisation médicale et récréative dans plusieurs états américains et au Canada, s’introduisent dans les places financières européennes qui tablent sur des réformes et des légalisations à venir, et sur la mise en place d’une industrie offrant des rendements élevés aux entreprises leaders du marché du cannabis légal. Avec la légalisation naissante du cannabis médical au Maroc, des questions similaires devraient se poser aux investisseurs et aux régulateurs dans quelques mois. Mais les entreprises du cannabis en 2021 sont-elles les ‘Amazon’ des années 1990, et sont-elles destinées à une si grande valorisation dans les vingt prochaines années ? La légalisation et le marché légal sur lesquels les marchés financiers misent sont-ils une réalité en expansion ou une parenthèse limitée à quelques juridictions ? Le marché du cannabis en Amérique du Nord montre que la promesse d’un marché légal élargi génère des revenus importants, rassure et attire les investisseurs, et soutient les besoins en capitaux des entreprises locales et leur leadership mondial.

Mais d’un côté, les régulations autour de l’usage médical du cannabis sont bien plus complexes que le changement de lois nationales, et dépendent du système international de contrôle des drogues. Alors que les pays peuvent désormais en légaliser les usages thérapeutiques depuis décembre 2020, le cannabis reste classé comme une des substances les plus addictives sur le marché et devrait être traité comme tel par les régulateurs : il devrait subir les mêmes contrôles que les opiacés pour les anesthésies ou le traitement de la douleur, parfois allant jusqu’au transport en véhicules blindés, afin d’éviter des détournements vers le marché illégal. Les pays ne peuvent pas non plus en produire, en importer ou en exporter librement, et doivent en référer les quantités en question auprès de l’Organe international de contrôle des stupéfiants, mandaté pour ce contrôle par la Convention unique sur les stupéfiants de 1961.

Le cannabis récréatif d’un autre côté, qui représentait aux Etats-Unis près de 55% du marché légal en 2020, est totalement et clairement interdit par le droit international. Les juridictions ayant légalisé le cannabis pour usage non-médical se trouvent ainsi en dehors du cadre normatif global, et sans perspectives d’échanges commerciaux transnationaux.

Toutefois, les légalisations fédérales américaine et mexicaine envisagées pour l’usage récréatif créent la perspective du plus grand marché du cannabis au monde : en 2030, il est envisagé que le cannabis, tous usages confondus, serait légal dans l’intégralité de l’espace économique de l’ACEUM. Des étapes préparatoires de ce marché sont actuellement franchies, à l’instar de l’adoption prochaine du projet de loi américain Secure and Fair Enforcement (SAFE) Banking Act, levant les restrictions fédérales sur le commerce du cannabis dans les états, devrait résulter dans la consolidation des entreprises du cannabis, leur accès au soutien bancaire et à un flux important d’investissements dans cette industrie.

En Europe, le débat sur les réformes et le marché du cannabis reste confidentiel, et focalisé sur le marché des cannabidiols (CBD), ingrédients non psychoactifs du cannabis qui ont été légalisés par arrêt de la Cour de justice de l’UE (CJUE) en 2020, et dont le marché de détail se développe à grande vitesse. Le Luxembourg et les Pays-Bas ont pris le chemin de la légalisation de l’usage récréatif du cannabis, avec des agendas de long terme et diverses hésitations sur le parcours législatif national à suivre, ou sur le chemin juridique pour cette légalisation dans l’espace commun européen aux frontières ouvertes. Face à ses retards dans la création d’un environnement favorable aux entreprises européennes, même les marchés médicaux comme en Allemagne ou en France reviennent par appel d’offres aux entreprises nord-américaines déjà cotées et plus expérimentées.

Un investissement de long terme :

Depuis la confirmation de la légalisation fédérale du cannabis récréatif en 2015 au Canada et dans plusieurs états américains (depuis 2013), les entreprises canadiennes et américaines ont connu une explosion de leurs valeurs boursières ainsi que de leurs capitalisations, leur permettant une expansion rapide et une emprise sur les marchés médicaux mondiaux. Toutefois, faisant face aux lenteurs des réformes légales en leur faveur, de la concurrence acharnée du marché illégal qu’elles souhaitent remplacer, et de l’éloignement de la perspective du remplacement de la prohibition par la légalisation comme paradigme de contrôle, les entreprises cannabiques ont connu une première baisse significative de leur valorisation, et la fin d’un premier cycle spéculatif.

Le marché du cannabis légal, avec ses propres complexités liées à sa prohibition dans l’écrasante majorité des pays et dans le droit international offre des perspectives de développement intéressantes, mais à long terme. Les quelques entreprises canadiennes et américaines les mieux cotées ont de grandes chances de dominer le marché dans l’avenir, et de voir leurs valeurs exploser, car mieux armées juridiquement et financièrement pour prospérer avec l’avance (lente, restrictive et diversifiée) de la légalisation. Du côté des investisseurs, les plus puissants et les moins pressés, tels que la Banque nationale suisse, placent dans les produits cannabiques pour des retours à long terme.

Au Maroc, la nature de l’industrie cannabique à venir, son environnement et sa place se définiront par les décrets d’application de la loi de légalisation médicale et industrielle. Les entreprises du cannabis médical ne contrôleront que la transformation, le conditionnement et la livraison des traitements à base de THC (ingrédient psychoactif sous contrôle strict), car elles devront s’approvisionner dans le Rif par l’intermédiaire de l’agence nationale de régulation de ce futur marché. Elles devront également adapter leurs produits aux usages, aux modes de consommation et aux formats permis par la loi (huiles, pilules, fleur, etc.). Concernant le CBD, le régulateur et les entreprises détiendront une plus grande liberté dans la commercialisation, l’export et la diversification des usages au Maroc, le CBD étant délivré par les services de l’Etat avec un taux maximal de THC de 0.2%, en adéquation avec le droit international et les règlements européens.

Au Maroc comme ailleurs, l’industrie du cannabis et ses perspectives dépendront du rythme de réforme du régime mondial de contrôle des drogues d’un côté, et des choix politiques nationaux vers la légalisation du cannabis médical et récréatif de l’autre.