Co-signé par Ruth Dreifuss, ancienne présidente de la Confédération suisse et présidente de la Commission globale de politique en matière de drogues; et Richard Elliott, directeur général du Réseau juridique canadien VIH/sida
Lire l’article original dans Le Devoir.
Le mois dernier, le Canada a réussi à faire adopter la toute première résolution concernant la lutte contre la stigmatisation à l’égard des personnes qui consomment des drogues, à la Commission des stupéfiants des Nations unies. Une réussite aussi louable invite du coup à se poser cette question : pourquoi alors le Canada continue-t-il à pénaliser les personnes pour la consommation personnelle de drogues, ce qui constitue manifestement un cas de stigmatisation soutenue par l’État ?
On observe des signes d’un virage encourageant. Le Nouveau Parti démocratique fédéral a récemment adopté une résolution appuyant l’idée de dépénaliser la consommation et la possession à des fins personnelles de toutes les drogues. Le Parti libéral du Canada (PLC) se penche sur une ébauche de résolution qui devrait être l’objet d’un débat lors de son congrès national ce week-end. Cette résolution propose aussi une dépénalisation, quoique partielle seulement, car on y envisage tout de même des sanctions administratives pour la possession à des fins personnelles. Le PLC devrait adopter cette résolution.
Toutefois, la dépénalisation ne véhicule-t-elle pas, implicitement, une promotion de la consommation des drogues ? Cette question répandue comporte un jugement moral à l’égard des drogues et ne tient pas compte des diverses raisons qui peuvent conduire quelqu’un à en consommer. Un tel jugement nous empêche de développer des réponses efficaces à la consommation de drogues. Il est sensé, pour des raisons de santé publique, de droits de la personne et de responsabilisation fiscale, d’adopter une approche moins punitive à l’égard des drogues. Mais aucun des arguments en faveur d’une riposte plus efficace et plus humaine ne consiste à encourager ou à cautionner la consommation de drogues. De fait, c’est précisément parce que certaines substances légales ou illégales peuvent occasionner des méfaits que nous devons abandonner les approches qui ont de toute évidence aggravé ces méfaits plutôt que de les réduire.
Les méfaits
Les politiques sur les drogues ne devraient pas viser à imposer un jugement moral injustifié concernant la consommation de drogues, mais plutôt à offrir la réponse la plus efficace à la présence des drogues dans la société — c’est-à-dire une approche reconnaissant l’élan universel qui, depuis la nuit des temps et dans quasiment toutes les cultures, conduit des personnes à utiliser des substances stupéfiantes pour diverses raisons, et visant par conséquent à prévenir ou à réduire autant que possible les méfaits qui peuvent en découler.
La prohibition et la répression conduisent de toute évidence à l’échec. Car les politiques punitives, en plus d’échouer à prévenir l’augmentation de l’offre et de la demande de drogues, engendrent des méfaits additionnels, notamment la violence qui caractérise souvent les marchés illégaux, les drogues frelatées et plus fortes (voire parfois fatales), l’incarcération excessive (souvent avec un impact disproportionné sur les personnes racisées) et des problèmes de santé publique, comme l’effet catalyseur sur la propagation du VIH et de l’hépatite C. L’épidémie de surdoses d’opioïdes qui sévit au Canada, avec un nombre de décès estimé à 4000 en 2017, illustre l’urgence de nous défaire des idées fausses et de miser plutôt sur les données probantes afin de réformer les politiques contre-productives en matière de drogues.
Nous devrions élargir et faciliter l’accès aux mesures et options thérapeutiques axées sur la réduction des méfaits, qui sont d’ailleurs bien connues. Mais une autre mesure essentielle pour favoriser une mise en oeuvre efficace de ces mesures est d’abolir toutes les peines criminelles et civiles associées à la consommation personnelle de drogues.
Les risques associés à la consommation de drogues (surdose mortelle, transmission du VIH et d’hépatite, dépendance) et les préjudices résultant de la criminalisation (accès restreint aux services de santé, emprisonnement, casier judiciaire, perte d’emploi, de logement et de la garde d’enfants, violence et maltraitance) ne pourront être atténués sensiblement que si l’on met fin à la stigmatisation et à la discrimination à l’égard des personnes qui consomment des drogues ainsi qu’à la menace constante de coercition et de peines judiciaires qui les guettent.
Les personnes qui se préoccupent de l’impact de la criminalisation devraient examiner les données. Un exemple est le Portugal, qui a dépénalisé la possession de toutes les drogues à des fins de consommation personnelle et a investi des fonds publics dans les services sociaux et de santé : il n’a pas connu d’augmentation notable de la consommation, ni de hausse de la consommation problématique de drogues. Ce qu’on a observé dans ce pays est plutôt une diminution importante des surdoses, de la population carcérale, des taux de transmission du VIH ainsi que des délits mineurs associés à la consommation de drogues.
En demandant la dépénalisation de la possession de drogues pour consommation personnelle, nous n’encourageons aucune consommation de drogues : nous voulons faire cesser la stigmatisation de membres de nos communautés, promouvoir la sécurité publique, favoriser la santé et sauver des vies.