Par Ruth Dreifuss
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Trois questions à Ruth Dreifuss
À l’heure où la société française est traversée par les oppositions entre partisans et détracteurs de la légalisation du cannabis, et où les déplacements successifs des scènes du crack et l’installation de salles de consommation à moindre risque dans les villes exacerbent les tensions entre riverains et collectivités locales, force est de constater que les politiques de gestion des drogues sont au cœur de débats houleux.
Si l’échec du modèle de prohibition et de répression semble aujourd’hui faire consensus, les voix qui s’élèvent pour appeler à un changement de paradigme peinent encore à se faire entendre. Elles promeuvent une approche holistique de la question des usages de drogues fondée à la fois sur les droits humains et les données de la science.
Madame Ruth Dreifuss, ancienne Présidente de la Confédération Suisse, membre de la Commission globale de politique en matière de drogues et présidente de la Commission consultative genevoise en matière d’addictions, apporte un éclairage nouveau sur ces controverses et dresse des pistes d’action pour une politique de gestion des drogues qui renoue efficacité et humanité.
Quelle est la vision portée par la Commission globale de politique en matière de drogues ?
En 1961, les Nations Unies ont adopté la Convention unique sur les stupéfiants, qui a pour but de lutter contre la consommation de drogues par le biais d’une intervention internationale coordonnée. L’ambition était à la fois de limiter les usages de drogues uniquement à des fins médicales et scientifiques et de lutter contre le trafic de stupéfiants par le biais d’une coopération internationale. Quelques années plus tard, en 1971, le président américain Richard Nixon déclarait la guerre contre la drogue (“war on drugs”), mobilisant forces de police et militaires. Ce texte fondateur et cette déclaration ont marqué la naissance d’un régime international de contrôle des drogues dont l’échec n’est, aujourd’hui, plus discuté. Les chiffres parlent d’eux-mêmes.
En effet, alors que le coût de ces mesures de répression s’élève à près de 100 milliards d’euros, la production de substances psychoactives prohibées ainsi que les bénéfices liés aux drogues du crime organisé n’ont cessé d’augmenter. Le chiffre d’affaires du trafic illégal de drogues est, quant à lui, estimé à 500 milliards par an. Tout ceci a évidemment de lourdes conséquences sur la santé publique, la sécurité et les droits fondamentaux des personnes en situation de vulnérabilité ou impactées par la drogue.
C’est dans ce contexte, et en réponse à la défaite des politiques de lutte contre les drogues, qu’un groupe d’anciens présidents, chefs de gouvernement et hauts responsables d’organisations internationales a fondé en 2011 la Commission globale, sous le leadership du président brésilien Fernando Henrique Cardoso. Leur objectif : ouvrir un débat éclairé et fondé sur la science et promouvoir une approche holistique, respectant les droits humains fondamentaux et prenant en compte les enjeux sanitaires, sociaux, économiques et sécuritaires posés par la production, le trafic et la consommation de substances.
Depuis son inauguration, la réflexion et les expériences rassemblées au sein de la Commission ont abouti à définir cinq priorités qui doivent guider les politiques publiques en matière de drogue.
La première porte sur la promotion de la santé publique et la sécurité des personnes. Elle appelle à la réduction des risques liés à l’usage de substances, notamment à travers le développement de traitements de substitution (venant compléter ceux qui visent à l’abstinence) et la mise en place de mesures de prévention (qui s’appuient sur une information à base scientifique luttant contre les préjugés qui entourent l’usage et la dépendance aux drogues).
La seconde priorité d’action vise à favoriser l’accès aux soins palliatifs et aux traitements contre la douleur. En effet, la prohibition a freiné l’accès à des substances psychoactives sous contrôle à des fins médicales, privant de nombreux patients des soins dont ils avaient besoin. Ce problème est particulièrement inquiétant dans les pays à revenu faible ou intermédiaire. D’après l’Organisation mondiale de la Santé (OMS), à l’échelle mondiale, seules 14 % des personnes ayant besoin de ce type de médicaments en bénéficient actuellement, soit 5,5 milliards de personnes privées d’accès aux moyens de soulager leurs souffrances.
La troisième priorité plaide pour une dépénalisation de la consommation et des actes préparatoires à usage individuel. La criminalisation de la consommation de substances est associée à la stigmatisation et la marginalisation de personnes consommatrices, à un surinvestissement dans la répression des consommateurs et petits dealers, conduisant à la surcharge du système de justice criminelle et à une explosion des incarcérations. Là encore, les chiffres sont révélateurs. La France a un des taux de détention les plus élevés d’Europe : il est d’environ 105 pour 100 000 habitants en France, contre 90 en Italie, 76 en Allemagne, 50 en Suède et en Finlande. Par ailleurs, selon l’Observatoire International des Prisons, la France comptait plus de 7 500 personnes en “surnombre” au début 2021. En France, comme dans le monde, 20 % des détenus sont concernés par des violations de lois sur les stupéfiants. Il est intéressant de constater que les pays qui ont renoncé à pénaliser la consommation présentent des progrès notables en matière de réduction de la petite criminalité et de la surpopulation carcérale, ainsi qu’en matière de prévention.
La quatrième priorité s’attache à focaliser les politiques répressives en matière de drogues sur les élites du crime organisé. Son ambition : agir au bon niveau de la pyramide dans la lutte contre les trafics, au lieu de se concentrer sur les petits délinquants et les personnes qui en consomment. Dans les pays producteurs, où nombre de cultivateurs et d’habitants des bidonvilles n’ont pas d’autres alternatives de survie économique que la collaboration avec les organisations criminelles, des programmes de développement et l’abandon des mesures militaires d’éradication sont nécessaires. Pour ce faire, la Commission propose d’introduire des mesures sociales pour les petits dealers, les contrebandiers de petites quantités, ainsi que pour les consommateurs. Il s’agit aussi de mettre en place une police de proximité jouissant de la confiance de la population dans les quartiers particulièrement impactés par le deal et la consommation. La lutte contre les véritables responsables des organisations criminelles implique que des progrès soient réalisés, en particulier au niveau de la coopération internationale dans la lutte contre la corruption et le blanchiment de l’argent du trafic. L’extrême violence en Amérique latine et dans certains pays d’Asie, où la croissance des organisations criminelles met en péril le fonctionnement des États, fait payer un lourd tribut aux populations prises entre deux feux.
Enfin, la cinquième priorité promeut une régulation de substances psychoactives par les États. Des pays comme l’Uruguay, le Canada et des États américains ont depuis peu initié des politiques sur la régulation du cannabis. Certains pays d’Europe comme Malte, le Luxembourg, le Portugal, les Pays-Bas, l’Allemagne ou encore la Suisse s’engagent également de manière prudente dans cette direction. Il est évident que les expériences de régulation devront être modulées selon la dangerosité des substances concernées et surveillées de près, ce qui ne signifie pas une libéralisation de drogues, au contraire.
Dans ce domaine, il convient cependant de conduire des évaluations scientifiques sérieuses pour documenter les conséquences positives comme négatives des modèles expérimentés. Il est essentiel que les résultats de la recherche scientifique guident la conduite de toute politique publique de régulation des drogues et que la population soit dûment informée et associée à ces nouvelles politiques.
Depuis les années 1990, la Suisse expérimente un modèle dit des 4 piliers : prévention, thérapie, réduction des risques et répression. Quelle en a été la genèse ?
Dans les années 1980, la Suisse a connu dans nombre de ses grandes villes ce qu’on appelle “des scènes ouvertes de la drogue“, un phénomène désignant la consommation de produits stupéfiants dans des espaces publics. Ces scènes de consommation à ciel ouvert ont fortement marqué les esprits, posant de nombreux problèmes sanitaires et de sécurité : défaut d’hygiène, seringues jetées à terre, essor des contaminations et des overdoses. Afin de pouvoir supprimer ces scènes ouvertes sans pousser à nouveau les consommateurs dans la clandestinité et l’absence de prise en charge, différentes thérapies novatrices et mesures de réduction des risques ont été adoptées.
L’offre de traitements de substitution, y compris ceux reposant sur la prescription d’héroïne, a été développée ainsi que l’approvisionnement de seringues propres pour les usagers, la création de lieux de consommation supervisée, l’analyse des substances achetées sur le marché noir, etc. Il est important de souligner que ces mesures intègrent d’autres interventions importantes pour la population souffrant de dépendance, comme des services psychologiques, sociaux, et de santé.
En 2006, les actions initialement menées par des villes sont formalisées par l’adoption, au niveau fédéral, de la politique dite des 4 piliers.
En ce qui concerne les salles de consommation supervisée à moindre risque, elles ont été placées dans des endroits “stratégiques”, à proximité des lieux de consommation ou proche d’institutions médicales. Les retours d’expérience ont été positifs (recul des overdoses et des infections par le VIH ou l’hépatite), et les riverains ont été soulagés de certaines nuisances.
Au niveau du volet répressif, le Tribunal fédéral a fixé des seuils tolérés de consommation et de possession de drogues, ce qui a permis une forte réduction du nombre de personnes pénalisées. La consommation et ses actes préparatoires ne donnent désormais lieu qu’à des amendes, ou à l’imposition de mesures médicales pour des personnes dépendantes. Par ailleurs, l’autorité compétente peut, dans les cas bénins (définis par le Tribunal fédéral pour la plupart des drogues) renoncer à infliger une peine.
Enfin, plus récemment, le parlement suisse a adopté une modification de la loi sur les stupéfiants permettant la réalisation d’essais pilotes de régulation du marché du cannabis consommé de façon récréative, dûment évalués par des équipes scientifiques multidisciplinaires. Ces travaux ont pour ambition d’éclairer la décision publique future concernant une possible généralisation.
Suite au débat actuel en France sur le crack ou les salles de shoot, quelles sont vos recommandations ?
La problématique du crack est assez spécifique, car il n’existe pas de produit de substitution à ce jour. Néanmoins, des expérimentations prometteuses ont été conduites en France autour de lieux de consommation supervisée (c’est le cas notamment de l’espace Gaïa, à proximité de la gare du Nord à Paris). Il est regrettable qu’elles peinent à se déployer. Les résistances émanent tant des décideurs que des riverains.
En ce qui concerne les riverains, il est important qu’ils soient étroitement impliqués dans les projets d’installation de salles de consommation à moindre risque et ce tout au long du processus : informations préalables, réunions régulières avec les habitants, mobilisation de l’ensemble des acteurs concernés, écoute attentive des craintes exprimées et mise en place de lignes d’appel pour que la population puisse signaler troubles et désagréments sont des prérequis.
Par ailleurs, il est important de comprendre que ces lieux de consommation doivent faire partie d’une réponse plus large et plus complète à l’égard de ces populations consommatrices. Le développement d’une offre sociale et d’un accompagnement des usagers sont indispensables pour assurer l’efficacité de ces lieux. Le Portugal a créé un modèle intéressant avec la mise en place de commissions de dissuasion qui pourrait servir d’inspiration à la France. Celles-ci se composent de conseillers juridiques, de psychiatres et de travailleurs sociaux. Elles peuvent imposer des amendes (environ 10 % des cas) ou des services communautaires, ainsi qu’une aide à trouver un emploi et un logement. Néanmoins, leur rôle est aussi d’orienter des personnes dépendantes vers des traitements qu’elles sont désireuses et capables de suivre.
L’État a un rôle central à jouer pour convaincre les acteurs concernés et impulser une politique qui aborde les dépendances comme une maladie chronique nécessitant prévention, soins et accompagnement. Une maladie chronique implique que des rechutes sont toujours possibles, mais des rémissions également. L’État se doit d’adopter une attitude transparente sur les conséquences positives comme négatives de ces mesures, en s’appuyant sur les données d’efficacité parmi lesquelles on compte la limitation des risques sanitaires (réduction des contaminations des usagers de drogue, des overdoses, des risques de décompensation psychiatrique), l’amélioration des conditions d’hygiène, l’instauration de parcours de soins et de sevrage, la réintégration sociale ou encore la réduction des nuisances pour les riverains.