Lire la tribune sur le site de Tel Quel
.
–
Depuis les années 1950 et la fin du protectorat, notre pays s’efforce d’atteindre l’horizon d’une société sans drogues. Une société dans laquelle la consommation récréative du Kif rifain aura disparu. Un jour, peut-être.
Pour y parvenir, le Maroc a consenti d’énormes efforts financiers, politiques et sociaux : nous avons tenté d’éradiquer la culture dans le Rif, lancé des programmes agricoles alternatifs pour les cultivateurs du Nord, jeté en prison les trafiquants de tous niveaux, déployé les forces de l’ordre dans les quartiers et les campagnes.
Nous avons aussi enfermé nos enfants pour avoir consommé du Kif, au risque de creuser un gouffre entre les gens et les autorités, placés de force sur les deux rives d’une prohibition impossible à faire respecter. Nous avons, enfin, dépensé “un pognon de dingue” dans des programmes de prévention simplistes, méprisé et exclu ceux de nos enfants qui ont eu le malheur de tomber dans la dépendance.
Ces efforts ont été consentis de bonne foi. Les résultats sont là, et ils sont catastrophiques : la production, le trafic et la consommation sont en hausse ; la population carcérale, la violence et les maladies liées aux drogues montent en flèche ; le développement socioéconomique et les droits fondamentaux des personnes prises dans le filet du marché des drogues et du Kif reculent.
Un système à deux vitesses
Mais cette approche du contrôle du Kif, qui l’a mise en place, au fond ? Les puissances mondiales, au sortir de la Seconde Guerre mondiale. Ainsi, c’est entre 1945 et 1961 que les traités internationaux sur les drogues ont été consolidés pour former le régime mondial actuel de contrôle des drogues.
Ces principes ont ensuite été transposés dans les textes de loi des pays parties de ces conventions, consacrant un système à deux vitesses : d’un côté les substances psychoactives traditionnelles des pays pauvres, comme notre Kif, interdites ; de l’autre des substances importantes sur les plans culturel et surtout commercial pour les pays riches, comme le tabac et l’alcool — autorisés et valorisés. La dangerosité des substances dépend de leur potentiel addictif. Pourquoi le tabac et l’alcool, notoirement générateurs de dépendance, sont-ils exempts de cette approche ? Personne ne le sait, personne ne le demande.
Concernant les portes de sortie de ce système, il n’y a pas de solution miracle. Nous avons passé cinquante ans à laisser un marché extrêmement lucratif (le marché mondial des drogues est estimé à 500 milliards de dollars de chiffre d’affaires par an !) entre les mains de criminels, et nous avons choisi d’en gérer les contours et les méfaits annexes. Nous ne gérons que la marge dans la politique de contrôle des drogues, et nous réprimons sans pour autant réduire le marché des drogues et ses méfaits.
Il est temps de changer, mais pas de chambouler. Cinquante ans de débrouille ont créé une multitude de nœuds structurels et systémiques qui seront longs et difficiles à défaire. Il nous faut du sérieux, du pragmatisme, et du temps.
Voies alternatives
La première approche visant à faire effectivement pièce aux drogues consiste à définir les objectifs et les besoins d’une réforme. Ils sont assez faciles à identifier : réduire les consommations récréatives et problématiques du Kif ; protéger les cultivateurs du Nord en leur donnant des perspectives économiques concrètes ; préparer une filière médicale solide, prête pour le marché international à l’exportation ; sortir nos enfants de prison ; et, surtout, combattre le crime organisé en lui arrachant le pouvoir qu’il a acquis sur nos cultivateurs et nos jeunes à la faveur de la prohibition, en lui ôtant la nourriture de la bouche, en reprenant le contrôle de la chaîne de production et de distribution.
Avant toute chose, nous devons mieux voir et mieux comprendre ce qui se passe, grâce à une meilleure collecte de données désagrégées. Celles-ci permettront d’analyser les niveaux de production et de consommation (de manière plus fine que sur la base des arrestations et des hospitalisations d’urgence), du polyusage des drogues et de la place du Kif dans les problèmes de dépendance. Surtout, il faut des données claires sur les arrestations et l’incarcération liées aux drogues — et leur coût, afin d’explorer des voies alternatives.
Il faut d’abord mettre en place des alternatives à la prison pour les consommateurs, les passeurs, les cultivateurs des zones traditionnelles du Rif central (qui n’ont dans l’écrasante majorité des cas pas commis de délit violent) : c’est un choix simple, éprouvé, pragmatique et peu coûteux. Des économies d’échelle non négligeables sont à portée de main dans la pénitentiaire, la police et la justice. On parle ici de centaines de millions de dirhams que coûtent des procédures lancées au petit bonheur contre des personnes issues de zones et de quartiers défavorisés — les cibles les plus faciles pour les forces de l’ordre.
Les Pays-Bas ou la Californie ont mis en place les alternatives à la prison pour les consommateurs des drogues depuis les années 1970. Aujourd’hui, plus personne ne remet en cause leur efficacité.
En second lieu, il faut développer la production à des fins médicales et industrielles (autorisée par le droit international), l’objectif étant de favoriser le développement d’une industrie légale, tout en affaiblissant le marché noir.
Pour cela, deux types de projets pilotes : pour le chanvre industriel, en veillant à limiter la production aux zones de production historique du Rif central, afin de protéger la culture du Kif de la concurrence d’autres régions mieux dotées en infrastructures industrielles ; et pour les usages médicaux et expérimentaux, en promouvant les plantes cultivées au Maroc aux dépens des cannabinoïdes synthétiques meilleur marché, afin de privilégier et valoriser la plante originaire du Rif central.
Ces deux pilotes permettraient au Maroc de rattraper son retard sur les autres pays qui ont déjà mis en place des cadres juridiques favorables et de consolider l’industrie nationale pendant quelques années, jusqu’à ce qu’elle soit prête à se frotter à un marché mondial de plus en plus concurrentiel.
Légaliser le Kif et adopter une approche réaliste sont des choix qui ne sont ni libéraux ni conservateurs, mais pragmatiques. Ce ne sont pas non plus des choix “hors-sol” ou idéologiques. C’est au contraire l’occasion, pour l’État, d’assumer un rôle de premier plan et de se mettre en responsabilité, de combattre le crime organisé, et de préserver la dignité des plus faibles, trop souvent écrasés par la machine aveugle de la prohibition et de la répression.
Surtout, il ne s’agit absolument pas de faciliter l’accès au Kif à usage récréatif, mais de le contrôler de bien plus près.