La dépénalisation marche partout où elle est appliquée.

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LE FIGARO.- Pourquoi la stratégie mondiale de lutte contre le trafic de drogue a-t-elle échoué ?

Juan Manuel SANTOS.- En 1998, on estimait les consommateurs des drogues illégales à 185 millions depersonnes dans le monde. Fin 2018, ce chiffre a augmenté à 269 millions de personnes. Entretemps, le marché illégal est passé d’un chiffre d’affaires annuel estimé à 320 milliards de dollars à plus de 500 milliards en une décennie. Les productions d’opium et de cannabis atteignent des records, couplées à l’explosion de la manufacture de drogues synthétiques.

On peut saluer la bonne foi des autorités à combattre le crime lié au trafic des drogues ou essayer de protéger les populations de la violence, mais le constat d’échec est là. Malgré toutes les forces répressives, ni la demande ni l’offre des drogues illégales ne sont sous contrôle, et elles prospèrent avec toutes les conséquences négatives qui y sont liées.

La Colombie est le pays qui a fait le plus de sacrifices dans cette lutte mondiale contre la drogue. Sous mes mandats de ministre de la Défense puis de président, nous avons extradé le plus grand nombre de trafiquants, éradiqué et pulvérisé le plus grand nombre d’hectares de cultures illicites, saisi le plus grand volume, et pourtant nous continuons d’être le premier exportateur de cocaïne dans le monde. Chaque criminel extradé est remplacé, chaque hectare éradiqué est replanté. La politique répressive a échoué.

 

Quelles sont les conséquences du trafic de drogue dans le monde ?

Il y a les conséquences dramatiques de pertes de vies humaines par overdoses ou par la violence, de la transmission de maladies infectieuses, de la corruption ou de l’insécurité. Il y a également des conséquences insidieuses, moins discutées publiquement. La première est la remise en cause de l’état de droit, du fait que des millions de personnes ne respectent pas l’interdiction en consommant des drogues. Plus grave, le marché illégal est une conséquence imprévue de la prohibition. Lorsque la convention unique internationale sur les stupéfiants est entrée en vigueur en 1964, l’opium devait disparaître du monde en 1979, et le cannabis en 1989. Ceci était l’objectif de la communauté internationale mais il ne comptait pas sur la résilience de ce marché. Ces choix ont créé un marché à 500 milliards de dollars qui est porté par la demande et contrôlé par des intérêts illégaux. En France, vous connaissez des situations localisées d’insécurité liées au trafic des drogues. Ceci est incomparable avec la violence en Amérique latine, même si les sources de ce mal restent similaires. Les populations vivent le plus souvent dans des quartiers marginalisés, loin des opportunités économiques, et souffrent d’autres barrières socioculturelles les poussant dans les bras du trafic des drogues pour subsister. Comme souvent, ce sont les plus appauvris qui souffrent le plus.

 

Quelle stratégie devrait-on adopter pour éviter que ces activités illicites se développent ?

Pour riposter aux revenus illicites du marché illégal des drogues, l’État doit en assumer le contrôle. Une légalisation, suivie de régulations strictes selon l’usage de substance (médical, industriel, récréatif ou agricole), contrôlées par les services de l’État est le chemin à prendre. Dans l’impossibilité de juguler la demande des drogues, le pragmatisme conduit à y donner accès avec un contrôle strict et rigoureux. C’est ainsi que l’État peut garantir la protection de la santé publique, de l’État de droit et de la protection juridique des citoyens. Les laisser entre les mains des mafias, qui régulent actuellement ce marché très lucratif, est une erreur et une irresponsabilité. Le choix de la prohibition, laisser le contrôle du marché au crime organisé, est une folie. Une régulation par l’État limiterait le pouvoir des mafias et permettrait de rétablir l’autorité des États.

 

Pourquoi la dépénalisation serait-elle une solution ?

Car elle empêche que ceux qui ne font aucun mal aux autres, les consommateurs, soient les plus exposés à des punitions disproportionnées. La consommation devrait être punie, au pire, par une amende raisonnable. Je connais le choix fait dernièrement par la France d’introduire une amende forfaitaire délictuelle. Même pour les experts en droit, cette disposition est un casse-tête. Il est en effet très difficile d’appliquer la notion de primo-consommateur, au risque d’arrêter toujours les mêmes personnes en récidive. Il est aussi difficile de comprendre de quelle manière, dans un marché fragmenté où les différents échelons de l’offre ne se fréquentent pas, il est possible de remonter des filières de trafic à partir du consommateur. La France, comme beaucoup d’autres pays, devrait organiser un débat national franc et ouvert sur son modèle de contrôle des drogues.

La dépénalisation marche partout où elle est appliquée, et de plus en plus de pays la mettent en place. Cela permet également d’atteindre les gens qui consomment de manière problématique là où ils sont, avant qu’ils ne tombent dans un cycle de désocialisation, de maladie et de crime. Il en va du principe simple que la criminalisation de l’usage et de la possession de petites quantités est un investissement vain, et extrêmement coûteux pour la police, la justice, les services pénitentiaires mais aussi pour les services sociaux et sanitaires.

 

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